Hervé Guillou, un des personnages du film, témoigne.
Quand Christian m’a proposé de participer à son documentaire, il a seulement évoqué « Quelque chose de politique … les gens et la politique, toi dans la politique ». J’ai dit oui parce que j’ai une grande confiance en lui. Pourtant les tournages (nombreux, on n’en voit à l’écran qu’une petite partie) n’ont pas été très faciles au début. On déterminait d’abord un espace, un parcours, à pied ou en voiture, où on allait filmer, puis Christian me lançait toujours une ou deux questions (Comment vas-tu voter ? Pourquoi ? Alors tu milites ? Et le syndicalisme ? etc..) , et il me laissait avec. J’ai vite compris que cette manière de faire, qui m’amenait à m’interroger en direct, me dénudait. J’ai une amie qui a l’habitude de dire aux gens dont elle estime qu’ils ont tort, qu’ils ont perdu leur cause : « Vas te rhabiller chez tout nu ». La caméra me déshabillait, sans tirer le rideau de la cabine d’essayage, sans m’autoriser l’isoloir. Pourtant elle ne me mettait pas en tort, ma cause n’était pas déjà perdue devant elle. Elle m’enjoignait seulement de rechercher la vraie réponse. C’était une véritable épreuve. Il ne s’agissait pas de me justifier, mais de ne pas me trahir (être fidèle à soi-même). Après on parlait d’autres choses, on allait boire un café. Au fil des ans c’était moins éprouvant, mais toujours aussi salutaire : à chaque fois je ressortais plus lucide (ou moins naïf). Je crois en particulier que c’est grâce à ces séances de tournage que j’ai compris pourquoi j’ai toujours eu besoin de militer, un peu en politique, mais surtout comme syndicaliste. Cela ne m’a pas fait renoncer à mes engagements, au contraire.
Christian a retenu la même méthode pour tous les autres intervenants du film. S’il leur avait demandé de « parler politique », s’il leur avait donné la répartie, tout aurait sombré dans la discussion banale, dans l’opinion, dans la politique comme déballage d’opinion, où il est si facile de se cacher derrière les discours standards. Il leur a demandé de parler d’eux. Il leur a demandé de parler d’eux en politique. D’où, à chaque fois, ce petit miracle : la présence souvent très dense à l’écran de quelqu’un qui s’interroge, qui parfois doute (est-ce que c’est comme ça qu’il fallait voter ?), qui parfois renonce un peu (j’ai fait comme j’ai pu), mais qui toujours se dévoile à mesure qu’il trouve sa réponse, qu’il la précise, comme s’il se retrouvait lui-même dans son rapport à la politique. Ce qui est à chaque fois sidérant c’est cette découverte. C’est pour ça que la question du positionnement politique (à quel endroit je suis sur l’axe droite-gauche ? Dans quelle mesure je suis pour une société autoritaire/libertaire, hiérarchisée/égalitaire ?) est secondaire. Ce que montre ce film, c’est que la politique, avant d’être un parti pris, est la prise même de ce parti, cet engagement en train de se faire de soi dans le monde, qui s’appuie sur une certaine idée de soi et du monde.
Au fur et à mesure qu’elles se manifestent, qu’elles s’affinent, qu’elles s’entrecroisent, ces professions de foi politique ne font pas apparaitre un simple tableau, plus ou moins disparate, de l’électorat français, une collection de portraits répartis entre le vote Lepen et le vote Mélenchon, ou l’abstention révolutionnaire, voire l’abstention pure et simple. Elle ne dévoile pas plus une totalité qu’on pourrait désigner comme le peuple français. C’est plutôt une multitude en devenir – visages tendus vers une vérité politique, regards tournés vers un monde possible – à la beauté étrange. A la fin on se dit « C’est bien ça, c’est bien nous, mais ce regard, nous ne l’avions jamais porté sur nous-mêmes ».
Pour moi, J’ai pas changé de bord n’est pas un film sur la politique. Ce n’est pas un film sur les années Sarkozy, ce n’est pas un film sur les élections présidentielles, ce n’est pas un film sur le désenchantement. Ce que montre ce film c’est que la politique est une question de conviction (je préfère ce mot à celui de croyance), quelque chose qui se passe dans l’intimité, une affaire d’intime conviction. Il nous montre donc, contre le discours (si facile) du désenchantement et contre la niaiserie et la veulerie des média, que personne (partis politiques ou entreprises de communication) ne peut nous confisquer la question politique. En cela c’est un film éminemment politique.