La trilogie avranchinaise

Après l’invitation, J’ai pas changé de bord, et un troisième acte : La Trilogie Avranchinaise

Lorsque je tournais Après l’invitation, à la fin des années 90, je n’avais aucunement l’intention de me lancer dans une « trilogie ». Pas de stratégie d’auteur, avec ce film, pas de plan de bataille pour après. Je concevais plutôt ce documentaire comme une sorte de parenthèse dans mon travail qui à l’époque était essentiellement dédié à la fiction, conception partiellement fausse, ou incomplète, car c’est plutôt d’autofiction qu’il s’agissait, pas si éloignée du documentaire en définitive. Documentaire et fiction s’interpénétraient. Ma voix off dans Après l’invitation refusait d’ailleurs de trancher, en jouant sur les mots – Godard n’est jamais loin dans ce film. C’était, disais-je, une fiction tournée comme un documentaire ou un documentaire tourné comme une fiction. Une chose est certaine : la notion de personnage, propre à la fiction, s’est ancrée dès ce premier film, notion déterminante pour la suite. La décision de me lancer dans une suite, dans J’ai pas changé de bord, est précisément motivée par la conviction que retrouver les mêmes personnages, plus d’une décennie plus tard, ne pouvait pas ne pas être intéresser. Le temps, la durée, s’installaient, avec ce second film, les personnages existaient – le temps qui a passé sur les visages, avais-je écrit à l’époque dans l’espoir (vain) de récolter un peu d’argent pour produire J’ai pas changé de bord. En deux films, les personnages, dont moi, se racontaient. C’était leur histoire, la nôtre. Deux documentaires pour une fiction, qui ne demande qu’à se prolonger. D’où ma décision de poursuivre l’expérience avec un troisième volet, pour Le temps retrouvé – rien que ça !

Premier film, premier acte. 1995. Je suis invité par mes anciens amis de lycée à fêter nos quarante ans. C’est ainsi que débute Après l’invitation ; avant d’en venir à ce qu’il est, un récit générationnel avec ses trajectoires singulières, comme celle d’être monté à Paris pour faire du cinéma plutôt que reprendre l’entreprise familiale, avec ses interrogations intimes (celle par exemple de la mort du père) comme dans une fiction ; bref un récit de cinéma qui montre ce que nous étions devenus au moment du film, en cette fin de vingtième siècle, nous qui avions eu vingt ans au milieu des années soixante-dix.

Deuxième film, acte deux. J’ai pas changé de bord, en filmant, « depuis » Avranches, le quinquennat de Nicolas Sarkozy, depuis sa victoire jusqu’à sa défaite, ai-je l’habitude de dire, pose une question, une seule : peut-on encore croire en la politique ? Question empoisonnée, pour nous, les personnages du film, qui au moment de l’adolescence – bien avant le temps de Après l’invitation – répétions à l’envi que tout était politique. Autre récit générationnel, J’ai pas changé de bord, qui ne peut que constater le désenchantement politique, a aussi ce drôle de mérite d’annoncer, dès 2012, la réalité politique actuelle que l’on sait. Celle-ci ne demandait qu’à être filmée, toujours « depuis » Avranches.

L’acte trois s’intitulera Le temps retrouvé. Titre risqué s’il en est. C’est bien du temps qu’il est question dans cette Trilogie Avranchinaise. Le temps du passé, le temps du présent. Le temps de l’intime, le temps du collectif. Le temps « réconcilié ». Je cède à la tentation de rappeler cette coïncidence plutôt comique que Proust, dans sa « recherche », évoque le village de Saint-Jean-de-Haize, son église, tout près d’Avranches, là où s’est tenue la fête dite des quarante ans à laquelle mes amis de lycée m’avait convié.

Après l’invitation, ma voix off le dit dans le film, aurait pu s’appeler L’histoire et la Géographie. L’Histoire, c’était d’abord nos histoires, domestiques, depuis nos adolescences dorlotées dans une ville paisible de Normandie. Or ces histoires n’étaient pas petites, en ce que, mine de rien, elles auront contribué à forger une histoire plus grande, autrement plus collective. De fait, la politique n’y était pas loin ; elle est pourtant quasi absente dans Après l’invitation, peut-être en embuscade, comme si, inconsciemment, je l’avais mise en réserve pour J’ai pas changé de bord. Quant à La Géographie, dans l’acte un, elle occupait une jolie place, mélancolique. D’une certaine façon, la côte normande, la baie du Mont-Saint-Michel, le ressac des vagues, la lumière, tout cela avait pour vocation « d’expliquer » les personnages. Le film entendait sans doute montrer un lien organique à l’espace infini du bord de mer. Les personnages de Après l’invitation se nourrissaient de géographie, ceux de J’ai pas changé de bord, les mêmes pourtant, n’auront eu de cesse de convoquer l’histoire – via la politique. Le temps retrouvé tentera la synthèse si j’ose dire. Elle se situe déjà là, cette réconciliation, de l’Histoire et de la Géographie, s’interpénétrant l’une l’autre, avec cette ambition évidemment démesurée de faire un tout. D’embrasser une totalité.

Christian Blanchet