ROAD MOVIE – texte de Claudine Roméo

ROAD MOVIE

Le titre du film J’ai pas changé de bord est comme la réponse à une question :  Pour qui vous avez voté ? Pour qui vous allez voter ? Le réalisateur, Christian Blanchet, enquête à Avranches, sa ville d’origine, (moins de 8000 habitants). La période qu’il choisit, va des élections présidentielles de 2007 à celles de 2012. Il veut faire un relevé circulaire des opinions politiques des habitants. Genre de road movie, qui commence en voiture. Le réalisateur au volant nous expose le projet du film, en même temps que des éléments de sa propre vie. Sa famille possède l’entreprise Blanchet. Après le lycée, C.B. a renoncé à reprendre l’usine avec son frère, et a choisi Paris, le cinéma. Il évoque son adolescence marquée par l’après mai 68, il s’était imprégné autant de Marx que des Rolling Stones. Avec ses camarades de lycée, ils s’intéressaient de près aux luttes contre les centrales nucléaires (nombreuses en Basse Normandie). Leurs rêves, leurs convictions politiques, se sont-ils évanouis ?

Une première impression de désarroi plane, mais s’évapore. Au fur et à mesure des boucles du circuit, les réponses sont variées, parfois laconiques. Très souvent accompagnées d’un discours explicatif, justificateur :  » J’ai voté pour Sarko, parce que… » Christian Blanchet avait annoncé la couleur,  » Avranches est une ville de droite « .  Les réponses se précisent avec une grande variété, jusqu’à  » J’ai pas voté  » ou  » J’ai jamais voté « . Les camarades de lycée vers qui il revient plusieurs fois sont  » de gauche « . Hervé, juge administratif qu’il convoque devant la statue de son héros, Mendès-France, au jardin du Luxembourg, a voulu faire changer le Modem  » du dedans  » et revient vers la gauche. Si la diversité des réponses ne se resserre pas toutes dans un unique  » J’ai pas changé de bord « , la formule est l’aune à laquelle se mesureront toutes les autres.

Plans moyens, travellings tranquilles sur les copains qui se promènent et discutent dans cette ville où la mémoire du général Patton, libérateur de la ville, est présente. Familièrement, le cinéaste va questionner son frère à l’usine d’emballage. Détail, celui-ci appartiendrait à la  » droite complexée  » (c’est moi qui le dis). Il a toujours eu  » un penchant pour la gauche mais… » a toujours voté à droite. La nièce, elle, actuelle PDG de l’entreprise Blanchet, a voté Sarkozy. Elle admet sans difficulté, et en riant, que sa conviction est liée à son statut social. Lien avec le statut social qui se précise avec d’autres réponses. Des gens dans la rue refusent de répondre, mais dès que ce refus est reconnu comme droit, par le réalisateur/interlocuteur, la dame interrogée se décide à répondre  » Sarkozy « . La réponse, du tac-au-tac, rend la séquence  comique. De même, est filmée une cérémonie commémorative de la Résistance où le discours humaniste officiel vient, dans un second temps en voix off, recouvrir l’image muette de Marine Le Pen en campagne électorale à la télé.

Il y a aussi des lycéens de droite ou de gauche. Trois dames âgées témoins du débarquement offrent des opinions spontanées de gauche, allusives, de droite. Une des personnes les plus intéressantes peut-être, est Thérèse, ouvrière de l’usine, qui prend sa retraite, et  » n’a jamais voté  » mais a une conviction (à gauche ) très arrêtée. Des ouvriers de l’usine Blanchet, que connaît le réalisateur, rencontrés à la cantine, ont des opinions diverses, même d’extrême droite, mais l’un d’eux est très ferme sur son vote à gauche.

Revenant aux amis, Christian Blanchet les présente à chaque fois en disant la musique qu’ils lui ont fait connaître – le Velvet Underground, ou Frank Zappa. Cela renforce et poétise l’axe du temps passé. Les cérémonies et les monuments balisent aussi la durée du film. Il voit certains sur leur lieu de travail. En voiture avec son ami Philippe, ancien instituteur, professeur dans un lycée professionnel d’handicapés où il le suit. Voter utile ? Philippe, de l’extrême gauche, en vient à la gauche pour les élections, mais on saisit qu’il n’a pas vraiment  » changé de bord « . Ou Frank avec les SDF dont il s’occupe en foyer d’urgence. Ils donnent aussi leur avis. Ils ne votent pas, s’ennuient… mais préfèrent Hollande. Frank réfléchit avec gravité à son engagement de toujours, vote  » à gauche de la gauche  » et même plus… Qui sait si un espoir se pointe au bout d’un vote. Même  » inutile « , surtout inutile. Autant de votes qui un jour seraient nombreux ?… En attendant, Frank joue encore de la guitare. Rencontres, sur des lieux symboliques devant la plaque commémorative à la périphérie de la ville, de Juifs éliminés par les Nazis, sur dénonciation. Ou sur fond de cérémonies ou manifestations : remise de la médaille du travail à l’usine…Vision de faits sociaux, historiques (petite ou grande histoire) dont le sens pose question.

Ces camarades n’ont pas  » changé de bord  » et constituent le noyau dur du film. Leurs interviews sont plus longues, plus argumentées. Le plus émouvant et le plus fort est l’ami Olivier qui écoute encore Zappa, décédé depuis et à qui le film est dédié. Il est interrogé sur les suicides à France-Télécom. Il analyse des conditions de travail en élargissant largement le débat sur les élections. La question sociale se pose avec acuité. Il en vient à parler du sens de la politique, il ne croit plus aux élections, mais parle de Révolution. Épuisé par la maladie qui l’a emporté finalement, il prononce le mot avec peine mais lève le poing. Sa voix essoufflée bouleverse ! Et ce qu’il dit est clair ! La densité de la question contribue à hausser le film à un niveau où il n’y a plus d’extérieur. Tout le monde est dans le bain – je n’ose pas dire  » dans cette galère « . Mais l’impression première avait été le désarroi, je dois le rappeler. Elle fait place à des choses précises et nuancées, parfois très affirmatives. Travail de sociologue ou de journaliste ? Ni l’un ni l’autre, il y a à la fois une implication bien plus grande, le réalisateur apparaît à l’image, donne sa propre pensée dans une discussion libre et familière.

Implication personnelle et aussi, en dépit de ce choix, ou grâce à lui, plus de profondeur, de questionnement universel. Dispositif essentiel à la question de la croyance. Car jamais le réalisateur ne perd de vue la croyance en la politique. Et la sincérité des gens émerge, avec l’atmosphère de voisinage. Tout le monde est dans le bain, en face de la gravité du propos. Et on va plus profond puisque, avec la question de la politique, s’expose l’enquête pour savoir comment les gens y croient encore, s’ils y croient. Croyance en la politique, illustrée poétiquement, par cette image du Ordet, de Dreyer, où la petite fille lumineuse, lève son regard d’espérance et sourit. Suit immédiatement Arlette Laguiller, qui chante l’Internationale en levant le poing. Entre naïveté et léger ridicule, la question ne perd rien de son sérieux. La petite fille qu’est Arlette touche par sa force de conviction… Le ridicule apparent – pas le même que dans les nombreuses manifs filmées, slogans, banderoles et chants – cache la pudeur du cinéaste. Un des temps forts du film, cette citation  de Dreyer, avec ce montage serré. Bien sûr, ce n’est pas d’Arlette qu’il s’agit seulement, mais de l’espérance qui est portée. Et qu’on retrouve dans les choix de plusieurs camarades de Christian, tournés vers des gauches et extrêmes gauches diverses. Ce qui frappe aussi, c’est le second degré chez eux : ils prennent une distance par rapport à leur vote (ou non vote). Ici, la croyance n’est pas seulement questionnée – peut-on croire encore à la politique ? – mais assumée, revendiquée, même quand elle est en partie autocritiquée. Ce qui est soutenu à plusieurs reprises, c’est :  » il ne faut pas voter utile « . Gramsci dit qu’il faut  » donner une direction « , et c’est bien de cela qu’il s’agit. La donner avec la force de l’espoir, de l’utopie ? Peut-être en a-t-on plus que jamais besoin. Donc y croire encore ?

Le road movie s’achève, le périple nous a amenés aussi à la question de la croyance  » tout court « .

Claudine Roméo. Paris, septembre 2014.

Claudine Roméo est malheureusement décédée dans la nuit du 9 au 10 février 2015. C’est en tant qu’animatrice de Naïves questions de philosophie sur Fréquence paris Plurielle qu’elle s’était entretenue avec Christian Blanchet.