Le 8 février 2014 : Projection privée au Star – Impressions romanesques
Une projection, dite privée, de J’ai pas changé de bord a eu lieu le 8 février au Star, à Avranches. L’enjeu était de taille. Je me devais de montrer le film à celles et ceux qui sont « dedans », qui m’ont fait confiance pour avoir accepté de se trouver ainsi exposés, de me livrer une parole, geste d’autant plus délicat qu’il s’agit de politique. J’étais tendu, je l’avoue. Ma caméra intrusive s’était invitée, pendant cinq ans, dans la vie de ce que j’appelle souvent « les personnages », qualificatif pour le moins générique pour désigner des amis proches depuis l’adolescence, ma famille… C’était désormais à eux de voir si leur confiance n’avait pas été trahie, s’ils n’avaient pas été imprudents. Avec cette projection, je rendais des comptes, en quelque sorte. La tension était là, dans les deux camps si je peux dire, aussi bien du côté des filmés que celui du filmeur. Se voir dans un film n’est jamais chose aisée – les comédiens n’échappent pas à la règle, eux dont la prestation consiste à donner à croire au spectateur qu’ils ignorent être filmés. Après la projection, quelqu’un m’a dit qu’il avait senti le corps de son voisin se tendre au moment où il s’est vu à l’écran. Une image jugée peu gratifiante, une parole en trop, et le château de cartes s’écroule. Bref, ma paranoïa aidant, je me sentais attendu au virage.
Il y a un « personnage » dont je voudrais parler, dès maintenant, c’est Olivier. Olivier n’est plus, je le dis dans le film et c’est à lui que je le dédie. Je me souviens avoir pensé que j’allais dire, quelques mots, avant le départ du film, qu’Olivier était « là », dans la salle, parmi nous. Et je n’ai rien dit. Ses parents étaient à la projection, je les avais invités. Terrible épreuve pour eux. Olivier était « là » – les signes parmi nous d’une vie après la mort.
On me pardonnera d’évoquer mon trouble, intime, au delà de ce qui vient d’être dit, au delà du film, lié directement au lieu de la projection, le cinéma Le Star, précisément là où adolescent j’ai commencé à voir des films qui m’ont marqué au point de vouloir faire du cinéma. Je n’insiste pas, sinon pour dire qu’une boucle, existentielle, s’est trouvée à ce moment précis bouclée. Un peu comme dans un roman où les choses s’ordonnent, après bien des méandres.
« Les personnages » se sont pour la plupart connus au moment de l’adolescence – « notre » adolescence qui remonte aux années 70. Beaucoup ont pris des voies telles qu’ils se sont perdus de vue. Le tournage du film n’a quant à lui pas vraiment permis qu’ils se revoient ; de ce point de vue, la projection au Star aura largement comblé un manque. Je regardais ces visages qui se regardaient, l’air de rien, et pensais à cet adage, sans doute sentencieux, selon lequel quelque chose se fixe à l’adolescence qui ne serait jamais remis en cause. La sentence agissait (sur moi) comme on le dirait d’un médicament. Le cinéma, comblant « le » manque, ressoudait des mondes séparés. Mieux, il reconstituait un monde perdu. Le cinéma, en tant que continuation de l’adolescence…
Oserais-je dire que le spectre sociologique du public du Star était large ? Etaient légitimement invités les ouvriers de Blanchet SA, puisque beaucoup d’entre eux sont dans le film. La classe ouvrière est peu représentée dans le cinéma, et particulièrement le cinéma français. La parole lui est peu donnée. Elle a su être prise. Et c’est pour cela, pour cette raison qu’un film s’intéresse à eux, que les ouvriers de Blanchet SA sont venus nombreux. J’en suis fier. Je les ai vu heureux – j’aurais alors voulu filmer ce qui serait devenu une ultime séquence du film, comme dans « Chronique d’été », de Jean Rouch et Edgar Morin. « Impeccable ! » m’a dit l’un d’eux. J’ai alors eu le sentiment, par une sorte de flash euphorisant, d’avoir gagné mon pari, celui d’intéresser un public multiforme, composé d’autant de lectures d’un film qu’il y a de spectateurs réunis le temps de la projection. La chose est connue, les films de fiction racontent souvent l’histoire de l’union au travail deux êtres qui ne devraient jamais se rencontrer. Il y avait décidément quelque chose de l’ordre du roman dans cette projection dite privée au cinéma Le Star.