J’ai fait un beau voyage, au pays du documentaire, à Villedieu-les-poêles, le temps de quelques jours. Un beau voyage, d’échanges, de mots, d’images. J’ai vu le monde, ce monde que la télévision ne montrera jamais. Elle n’a jamais montré vraiment une artiste au travail, une chanteuse de rock dans sa souffrance artistique – Godard dans One + one avait filmé les Rolling Stones travaillant sur Sympathy for the devil. Elle n’a jamais montré, non pas le Quart Monde (ça, elle sait le faire) mais des gens du Quart Monde (ça, elle ne le sait pas), des gens qui ont honte d’aller à la banque alimentaire, honte et faim, qui disent oui à des escalopes de dindes qu’on leur propose, oui à des épinards surgelés. Elle n’a jamais montré un peintre, un artiste qui dort (ou fait semblant de dormir) alors qu’un de ses visiteurs lui fait la conversation. Elle n’a jamais montré une soeur qui profite de ce qu’elle filme pour dire à son frère qu’elle l’aime, et ce après la disparition du père… J’ai pensé souvent, au fil de ce beau voyage, à la phrase/théorie d’André Labarthe, selon laquelle la fiction est venue, très vite, sauver le documentaire, dès La sortie des usines Lumières. Labarthe nous dit que ces premiers cinéastes, originels, ont dû organiser la sortie des ouvriers, qu’il a fallu la mettre en scène, autrement dit introduire de la fiction pour rendre la scène crédible. La scène, le mot est lâché. Ce que j’ai vu, à travers ce beau voyage, c’est qu’il fallait sauver le cinéma et que ce rôle pouvait incomber au documentaire. Et puis je me suis dit que c’était peut-être plus subtile. J’ai parlé de honte à propos d’une scène dans un film de Jean-Pierre Duret. Je pense à Murnau, à L’aurore. Dans les deux cas, il s’agit d’expliciter des sentiments complexes avec une confondante simplicité – dans L’aurore, Murnau nous donne à voir une femme qui éprouve une honte terrible pour son mari qui, sous l’influence de sa maîtresse, a voulu la tuer. Oui, c’est bien de scènes qu’il s’agit et que ce beau voyage m’a permis de voir. Car, dans les films que j’ai vu, je me suis dit qu’aucun cinéaste (de fiction) n’aurait eu l’idée de les tourner. Je reviens à cette séquence, presque interminable, où le visiteur fait la conversation à l’endormi. Que se passe-t-il vraiment ? Beau mystère du documentaire. L’endormi, peut-être, fait semblant de dormir. Le visiteur, peut-être, sait que l’endormi ne dort pas. Et si ces deux-là se mettaient en scène ? Le rôle du documentariste serait de filmer une fiction qui lui échappe, une fiction qui se joue devant lui, dans laquelle il se garde bien d’intervenir. Une fiction au présent, que par conséquent on ne raconte pas, c’est « pendant » que ça se passe, pas « après » – ce n’est quand même pas un hasard si le temps du roman reste majoritairement l’imparfait. Jean-Louis Comolli émet une distinction, possible, entre documentaire et fiction, par les rôle et fonction du protagoniste à l’intérieur du film, à l’image. Dans une fiction, un comédien fait mine d’ignorer qu’il est filmé. Dans un documentaire, au contraire, une personne filmée nous rappelle en permanence qu’elle sait qu’elle est filmée. Qu’en est-il dans les films que j’ai vu ? Certains « oublieraient » qu’ils sont filmés – l’endormi. D’autres se mettent carrément en scène, de véritables comédiens en vérité en ce qu’ils forgent un personnage qu’ils ne sont pas forcément. Que dire du peintre iranien dont on ne se sait plus vraiment où est sa vérité, sa vraie vérité ai-je envie de dire ? Il y a là, indéniablement, comme une stratégie, de laquelle d’ailleurs n’est pas dupe la cinéaste – malheureusement absente du festival. Cela donne le magnifique Fifi hurle de joie, qui dans son jeu incessant entre vérité et mensonge imposé par le personnage, évoque curieusement Orson Welles – le rythme du film y est symptomatiquement frénétique. Un dernier mot sur ce beau voyage. J’ai parlé de présent. Cela implique ce qu’est dans un film son sujet et son objet. L’objet c’est « on veut dire telle chose », ce serait une intention, qui se conjuguerait au futur : « je parviendrai à ce but que je me suis fixé avant le film ». Ce serait quoi la puissance du documentaire si dans un même présent d’image le sujet et l’objet venaient à se confondre ? La scène de honte et de faim, chez Jean-Pierre Duret, ne peut se décomposer, entre sujet et objet ; elle a quelque chose d’irréductible, comme se suffisant à elle-même. Patrick Leboutte, l’ami Leboutte, rappelle que la réussite de ces films tient à ce qu’ils touchent à l’intime et que cet intime touche à l’universel. Pas de stratégie de la part de ces cinéastes, mais une profonde humilité au service de quelque chose à filmer qui ne reviendra pas. L’objet n’est pas futur mais présent, il apparaît immédiatement – ce serait cela, l’enregistrement du réel. Il est donc sujet lui aussi. Que dire sur ce point du film de Jean-Pierre Duret sur ses parents ? Voilà, j’en termine avec ce beau voyage, heureux d’avoir vu Le Prince Miiaou, Casa, Beaudelot, Se Battre, Romances de terre et d’eau, Puisque nous sommes nés et Un beau jardin, par exemple…, flatté d’avoir croisé les yeux de Marc-Antoine Roudil, de Daniela de Felice, de Camille Fontenier, de Jean-Pierre Duret…